L’anticonformisme au profit de la création !

(Un texte de Michel Landry)

Il y a de ces histoires fascinantes et méconnues qui méritent que l’on s’y attarde un peu! Allons-y en six tomes aussi concis que possible et sous une forme plus personnelle que d’ordinaire.

1/6 – Les débuts du 3D

À l’ère de l’effervescence pour tout ce qui entoure les technologies 3D, la ‘fabrication additive’ et les imprimantes 3D, j’ai une petite pensée pour Pierre Bézier.

Remontons à l’époque (autour de 1985) où je devais concevoir des géométries 3D à l’aide des premiers logiciels conçus à cet effet, les CATIA et autres. Intégrée à mon logiciel de conception, il y avait une fonction appelée ‘courbe de Bézier’. Chaque fois que je l’utilisais pour créer la forme géométrique désirée, elle me sortait pratiquement toujours du pétrin! D’autres fonctions existaient bien sûr, mais la courbe de Bézier répondait toujours à mes caprices et résolvait bien souvent mes défis géométriques complexes.

Curiosité oblige et quelques recherches plus tard, je découvris que le terme désignant cette fonction portait tout simplement le nom de son inventeur, Pierre Bézier.  Mais derrière cette simple appellation, je ne croyais pas y trouver une histoire si inspirante !

2/6 – Dessiner l’histoire, sans aide!

Pierre Bézier (1910-1999), originaire de France, a connu une formidable carrière d’ingénieur chez Renault,  le constructeur automobile. On le décrit comme une personne joviale doté d’un esprit libertin. Un anticonformiste raisonné, quoi. Dans le milieu, on le décrit simplement comme un génie.

Nous voilà peu après 1960, passons les détails techniques et disons simplement que Pierre Bézier a développé (…) les algorithmes permettant de tracer des courbes et des surfaces 3D de façon mathématique !

Son approche sortait totalement du cadre habituel puisqu’elle consistait à ‘déformer l’environnement’ d’une surface par des points de contrôle plutôt que tenter de tracer la surface elle-même. Donc, pour modeler une surface, plaçons cette surface dans un cube et ‘déformons le cube’ !

Cette approche avait l’avantage de simplifier le calcul et ainsi faciliter tout le processus de conception et de fabrication de pièces aux formes complexes, tel que les carrosseries d’automobile. Parce que oui, Pierre Bézier comprenait aussi les affaires!

Il devenait alors possible d’automatiser la production de carrosseries à l’aide des nouvelles machines-outils à commande numérique CNC (Computer Numerical Control) qui faisaient leur apparition chez Renault.

Malgré l’aspect innovateur d’une telle recherche et de cette avancée technologique exceptionnelle, Pierre Bézier ne reçoit qu’un très faible soutien, voire même un certain mépris de la haute direction de Renault, qui trouve ses recherches farfelues et y voit surtout une perte de temps.

3/6 – Le mépris envers l’anticonformisme 

(Pierre Bezier) Il était superflu de proposer à la Direction Générale de s’engager sur l’étude d’ensemble du problème de la carrosserie. On n’était pas près de me pardonner, en haut lieu, la peur incoercible qu’avait suscitée le non-conformisme des solutions employées pour l’usinage des pièces de la 4 CV. 

Je suis demeuré depuis irrémédiablement classé comme un illuminé dangereux, et que l’on avait que trop longtemps laissé en liberté.

Trente années d’expérience dans une spécialité exigeante m’avaient appris que, lorsqu’apparaît un moyen nouveau, on peut tenter de l’appliquer, de ci, de là, dans quelques phases d’une séquence classique d’opérations. On y gagne un peu sur la précision, le délai ou le prix, ce qui n’est pas à dédaigner. 

Une autre démarche est d’imaginer de bout en bout une solution tirant tout le parti possible de la technique nouvelle.

Combien de leçons pouvons-nous tirer d’un tel énoncé? Pierre Bézier dira ne garder aucune rancœur de cette situation.

Afin de simuler ses résultats, il parvient tout de même à développer un logiciel capable de traduire ses algorithmes en modèle géométrique – le logiciel Unisurf. Breveté en 1966, il devient le premier logiciel de dessin 3D au monde.

Reflet de la volonté de Bézier, ce logiciel CAO/FAO (conception/fabrication) permet au dessinateur moyen de fabriquer des formes géométriques complexes sans qu’il ne soit pour autant un super-mathématicien. Ce petit logiciel devient donc la base de tous les logiciels qui suivront, incluant les plus récents à ce jour.

4/6 – Disparaitre afin d’être entendu (…)

Las de devoir constamment débattre des préjugés portés à son égard, ce qui pour Pierre Bézier consistait en une perte de temps et d’énergie, ce dernier eu recours à un stratagème qui résume bien les traits de sa personnalité.

(Pierre Bézier) Durant des années, quand je présentais mes travaux à la Régie Renault ou ailleurs, j’invoquais les recherches d’un professeur mythique que j’avais appelé Durand. Je lui avais attribué les résultats de mes propres réflexions, ce qui donnait confiance aux gens. 

Parce que si j’avais dit qu’il s’agissait de polynômes définis par moi-même, je crois que je serais devenu une abomination pour la maison! Alors je parlais des fonctions de Durand et les gens regardaient les courbes, très satisfaits. J’ai même enseigné ces fonctions au Conservatoire National des Arts et Métiers. 

5/6 – 1970 : L’histoire s’écrit … encore !

Afin de mettre à l’épreuve ses théories, Pierre Bézier obtient en 1970, non sans peine, un formidable ordinateur d’occasion IBM 530 de 8 Ko de mémoire vive, je vous en prie! Branché sur le contrôle de la machine-outil, l’ordinateur, à l’aide d’Unisurf, transmet alors les lignes de commandes de déplacement à la machine. Ce fût une réussite, car pour la première fois de l’histoire (encore) un appareil se déplaçait sur trois axes simultanément à l’aide d’un programme informatique!

Ce succès donne un certain élan au projet (…) et génère des alliances avec Citroën et Peugeot afin d’industrialiser le tout. Pierre Bézier rendra hommage à ses collaborateurs à plusieurs reprises.

6/6 – Apple, Adobe, Postscript, Illustrator …

John Warnock, vous connaissez?  Il était développeur chez Apple à l’époque et comprit les avantages des courbes de Bézier pour le langage qu’il développait, le PostScript, celui-ci dédié aux imprimantes laser en cours de conception.

(John Warnock) Il s’agissait de trouver un moyen de définir mathématiquement une courbe, comme le tracé d’un caractère, avant de l’envoyer à l’imprimante…

C’est ainsi que Warnock, avec son langage PostScript basé sur les courbes de Bézier, fonda une petite société nommée Adobe… nous connaissons la suite. Adobe développa ensuite le logiciel  Illustrator,  succès planétaire utilisé aujourd’hui par des millions de graphistes dans le monde.

L’Héritage : que serait-il arrivé si … ?  

À l’aube d’une éminente révolution industrielle provoquée par les technologies de Fabrication Additive (imprimantes 3D), Pierre Bézier, décédé le 25 novembre 1999, ne pourra admirer un xème impact de ses travaux sur le monde.

Si le 3D est démocratique aujourd’hui, c’est en majeure partie grâce à lui !

À la lecture de tel parcours, plusieurs scénarios me viennent à l’esprit, mais deux plus que tout autres :   a) que serait-il arrivé si Pierre Bézier n’avait pas eu les qualités personnelles et intellectuelles qui lui ont si bien servies pour déjouer un système conventionnalisme qui perdure toujours, et ainsi pouvoir atteindre de tels résultats ?  Et puis b),  à l’opposé du spectre, que serait-il arrivé si Renault son employeur, avait laissé libre cours à tout le génie de cet homme, voir même le supporter dans son œuvre ?

 

Je vous laisse à vos réflexions …

Michel Landry

L.Tech Solution